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De l’impossibilité du socialisme

Hans-Hermann HoppeJunge Freiheit, 17 octobre 2003 43/03

[French Translation of Von der Unmöglichkeit des Sozialismus, Junge Freiheit, 43/03 17. Oktober 2003, available on Hoppe’s German translations page]

A l’occasion du 30° anniversaire de la mort de l’économiste Ludwig von Mises,  Indomptable à l’ère de l’étatisation

Trente années après sa mort,  Ludwig von Mises,  théoricien de l’économie et de la société,  est plus connu aujourd’hui,  et son enseignement plus répandu,  que de son vivant.

Ce n’est pas une exagération que de dire qu’il y a  maintenant autour de Mises une sorte de mouvement international,  florissant,  et en croissance constante.

Le Ludwig von Mises Institute à Auburn, Alabama, exclusivement financé par des dons privés  et consacré à la propagation  et au développement  de son œuvre,  représente désormais une force intellectuelle  qu’on ne peut plus manquer ni méconnaître dans le débat public  aux Etats-Unis  .

Le site de l’Institut www.mises.org  affiche certaines des pages  les plus lues au monde dans leur catégorie.

Ludwig von Mises est né  en 1881 à Lemberg en Galicie [Lwow en polonais][1],  sur la bordure orientale de l’ancien Empire des Habsbourg,  au milieu l’une des familles juives les plus éminentes (Richard, de deux ans le frère  cadet de Ludwig,  fut un célèbre mathématicien.)

Lemberg était multi-ethnique.  Après les Polonais, les juifs y représentaient  le deuxième plus grand groupe ethnique. La famille Mises faisait depuis des générations partie du groupe des juifs assimilés, éclairés, anti-hassid,  complètement intégré à la langue et à la culture polonaise alors dominantes à “Lwow”.

L’année de la naissance de Ludwig, l’empereur François-Joseph avait élevé à la noblesse héréditaire son grand-arrière grand-père Mayer Rachmiel (désormais “Edler von”) Mises.

Quelques années  après la naissance de Ludwig,  ses parents,  comme la plupart des branches de la famille Mises,  avaient quitté Lemberg pour Vienne.  Son père,  l’ingénieur Arthur von Mises, devait y occuper un poste  dirigeant au Ministère des Chemins de fer.

Ainsi,  Mises avait appartenu depuis son enfance  à la culture allemande et s’y référa toute sa vie  (Mises avait peu d’estime pour l’Allemagne prussienne étatiste, mais il aimait, en dépit de toutes ses critiques, l’Autriche des Habsbourg,  et il servit sur le front russe pendant la Première Guerre mondiale comme officier d’artillerie dans l’armée impériale et royale).

À la sortie de l’Akademische Gymnasium,  l’un des lycées de l’élite viennoise,  Mises avait étudié le droit à l’Université de Vienne.  Cependant, sa rencontre avec l’œuvre de Carl Menger,  fondateur de l’école autrichienne d’économie,  fit de lui un économiste.

Le successeur le plus important  de Menger dans la Vienne d’avant-guerre) était Eugen von Böhm-Bawerk  (que l’on pouvait encore voir figurer jusqu’à une période récente  comme Ministre des finances de l’Empire sur le billet autrichien de 100 Schillings).

Mises devint,  à côté de Joseph Schumpeter,  l’élève le plus remarquable de Böhm-Bawerk.

Cependant,  dans l’Autriche républicaine et social-démocrate d’après-guerre,  une carrière universitaire régulière  lui était fermée ;  il ne put devenir que professeur associé sans rémunération.  La raison n’en était pas  ses origines juives,  mais sa réputation de libéral classique et,  au moins depuis la publication de son livre,  Le Socialisme (1922[2]),  celle d’être l’anti-socialiste de l’Europe.

A la place,  Mises devint économiste en chef de la Chambre de commerce de Vienne,  et il organisa un séminaire privé régulier  qui,  au bout de plus d’une décennie,  avait attiré des dizaines de personnes qui deviendraient des intellectuels  célèbres dans le monde entier (surtout Friedrich Hayek qui,  en 1974,  un an après la mort de Mises,  obtint le Prix Nobel pour avoir développé la  théorie de la conjoncture de Mises-Hayek).

C’est Mises qui était l’économiste de l’Autriche, même si on entendait rarement parler de lui.

Mises avait prédit l’hyperinflation du début des années 1920  ainsi que le krach boursier et la Grande Dépression de la fin de la décennie,  et se souciait de plus en plus de l’avenir de l’Autriche.

Au printemps 1934,  après la prise du pouvoir en Allemagne des socialistes nationaux,  et au moment des batailles de rues décisives  entre la Heimwehr[3] des paysans-conservateurs et le Schutzbund[4] des socialistes en Autriche,  Mises accepta l’offre d’une chaire à l’Institut Universitaire des Hautes Etudes Internationales de Genève.

Avant même son arrivée à Genève,  le Schutzbund avait connu une défaite définitive,  et le Chancelier chrétien-social de temps de crise Engelbert Dollfuss  avait été assassiné  (alors que von Mises, comme la plupart des libéraux de cette époque, considérait celui-ci – et ses contacts avec Mussolini — comme le dernier espoir pour l’indépendance de l’Autriche).

Mises avait prédit le Krach boursier et la Grande Dépression

Malgré tous ces événements,  Mises conserva ses liens avec la Chambre commerce de Vienne jusqu’à l’Anschluss en 1938.  Il conservait son domicile à Vienne,  et s’y retrouvait souvent pour les besoins de sa fonction.

Le soir même de l’Anschluss,  les Nazis envahirent son appartement de Vienne pour confisquer  sa bibliothèque et ses papiers (papiers qui ont ressurgi  au début des années 90  dans les ex-archives secrètes de Moscou).

En 1940,  à Genève,  paraissait le Magnum opus de Mises :  “Nationalökonomie – Theorie des Handelns und Wirtschaftens” (“Economie politique : théorie de l’action et de la gestion”)

Cependant,  dans le chaos de la guerre,  le marché allemand lui étant presque complètement fermé,  le livre sombra sans laisser de traces,  et l’éditeur suisse fit faillite.

Cette année même,  Mises quitta la Suisse  à la demande de sa femme  et s’enfuit par des chemins  détournés à travers la France,  l’Espagne et le Portugal,  pour s’embarquer vers New York à partir de Lisbonne.

Tandis que n’importe quel intellectuel de troisième classe s’y trouvait un poste universitaire appréciable pourvu qu’il fût de gauche,  dans les États-Unis supposés capitalistes  Mises,  à près de 60 ans théoricien du capitalisme de renommée internationale,  se vit traiter par le mépris.

Pendant quelques années,  il vécut sur ses économies,  et de bourses.  Il finit par obtenir un poste de professeur invité à l’Université de New York ; cependant,  son traitement n’était même pas payé par l’université  mais par le William Volker Fund, une petite fondation privée.

En 1949  est parue Human Action,  la version américaine de son grand oeuvre :  900 pages  d’une prose claire et serrée,  d’une argumentation implacable,  logiquement rigoureuse,  expliquant étape après  étape.  La réaction des pontes de l’université  fut glaciale :  ou bien  ils condamnaient cet ouvrage  comme “réactionnaire”,  ou alors ils faisaient comme s’il n’existait pas.

Néanmoins,  ce fut pour l’ambition qui était la sienne  un succès unique de librairie,  qui fit de Mises une célébrité aux États-Unis.  Le livre est toujours réédité  depuis 1949,  et à ce jour quelque 500.000 exemplaires en ont été vendus.

Toujours à New York,  Mises organisa un nouveau  séminaire privé,  attirant pendant près de deux décennies  des intellectuels de renom (notamment Murray Rothbard, fondateur du mouvement libertarien américain).

En 1969,  à l’âge de 87 ans, Mises se retira  de l’enseignement. Il est mort le 10 octobre 1973 à New York.

Mises est sans nul doute le plus grand économiste du XX° siècle.

Nous lui devons des découvertes fondamentales  en théorie de la monnaie et de la conjoncture, sur l’impossibilité du calcul économique dans le socialisme et sur les fondements épistémologiques  de l’économie comme une logique axiomatique-déductive de l’action.

Presque seul parmi les économistes de son temps,  Mises avait prédit tous les événements majeurs du XX° siècle :  la Grande Dépression,  ainsi que les échecs économiques du fascisme, du socialisme national  et particulièrement du communisme soviétique.

L’effondrement économique de la dernière variante du socialisme,  celle de la démocratie-sociale[5],  qu’il a également prédit,  se fait encore attendre, mais il y a des signes sans équivoque que nous nous en rapprochons sans cesse.

Plus que cela,  et avant tout,  Mises est le bâtisseur d’un système.

Il a intégré  toutes ses idées particulières  dans une présentation générale et systématiquement organisée  de l’ordre social  et propose,  outre une analyse critique,  un programme libéral positif  et engageant (auprès duquel des libéraux en vue comme Milton Friedman et Friedrich Hayek apparaissent — et à juste titre –  comme de vrais sociaux-démocrates) :

la propriété privée et l’échange mutuellement avantageux fondé sur la division du travail comme le fondement de la morale et de la prospérité économique ;

un gouvernement dont la fonction unique est de protéger  et d’imposer les droits de propriété privée,  et de l’économie de marché qui s’ensuit

– en particulier,  qui s’abstient de toute intervention  « correctrice »  aussi bien dans la répartition du revenu et des richesses  qui résultent des processus du marché,  que dans le système éducatif ;

et qui est confronté  à tout moment au Droit absolu de sécession  des plus petites unités  vis-à-vis des plus grosses ;

enfin,  le libre échange et un étalon-or international  (et non une monnaie de papier  des hommes de l’état).

Par rapport à Mises,  Hayek apparaît comme un démocrate-social.

Le XXe siècle fut l’ère du socialisme – dans toutes ses variantes.  Celui qui pensait comme Mises à propos du socialisme,  devait y demeurer étranger.

La grande star parmi les économistes  était John Maynard Keynes,  contemporain de Mises,  dont il existe  différents avatars  pro-soviétiques,  pro-nazis  et démocrates-sociaux,  de sorte qu’il est toujours et partout  demeuré conforme à l’esprit du temps.

Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, après qu’on a essayé toutes les variantes du socialisme, le système de Keynes est en lambeaux,  et son étoile passée (pour ne pas parler de Marx).

En revanche,  les positions prédominantes de Mises,  et du système capitaliste libéral qu’il promouvait,  sont de plus en plus apparentes.

Il y en a d’autant plus lieu d’admirer la force intérieure de Mises,  que ses adversaires lui reprochaient  comme de l’intransigeance,  de l’entêtement,  de l’intolérance et de l’extrémisme.

Attaqué de tous côtés  et sans aucune perspective envisageable   de succès,  de richesse ni de gloire, Mises n’en a pas moins  écrit et enseigné pendant plus d’un demi-siècle supplémentaire, inébranlablement seul  dans sa confiance dans la raison humaine,  et pour l’amour de la vérité.



[1] Aujourd’hui Lviv  (?????)  en Ukraine (pron. “Lviw”) [N. d. T.].

[2] En allemand Die Gemeinwirtschaft [N. d. T.].

[3] “Garde Nationale” [N. d. T.].

[4] “Ligue de Défense” [N. d. T.].

[5] Dit “Liberalism”  aux Etats-Unis.