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Les élites naturelles, les intellectuels et l’Etat

Les élites naturelles, les intellectuels et l’Etat

Hans-Hermann Hoppe*

Natural Elites, Intellectuals and the State

Dans toute société,  un petit nombre  de personnes  acquièrent  par leur talent  le statut  d’une élite.  Leur richesse,  leur sagesse,  leur bravoure  leur confèrent  une autorité naturelle,  et leurs opinions  et jugements  jouissent  d’un vaste respect.

En outre,  grâce au mariages  sélectifs  et aux lois  de l’hérédité  juridiques  et génétiques,  les situations  d’autorité naturelle  ont des chances  de se transmettre  au sein  d’un petit nombre  de familles.  Et c’est  aux chefs  de ces familles  qui ont  une longue histoire  de réussite,  de clairvoyance  et de conduite  personnelle  exemplaire  que les hommes  se tournent  pour apaiser  leurs conflits  et griefs mutuels.

L’Etat  fut une excroissance  de ces élites naturelles,  le saut petit,  mais décisif,  consistant  à monopoliser  le rôle  de juge  et de pacificateur.  Cela  se produisit  lorsqu’un membre  particulier  de l’élite naturelle  volontairement reconnue put exiger,  contre  l’opposition  des autres membres  de cette élite,  que tous  les conflits  nés  à l’intérieur  d’un territoire  déterminé  lui fussent présentés. Les parties  en litige  ne pouvaient plus  choisir  d’autre juge  ou pacificateur.

Une fois  que l’on conçoit  l’Etat  comme l’excroissance  d’un ordre antérieur,  hiérarchiquement organisé,  on comprend  pourquoi  l’humanité,  dans la mesure  où elle subissait  un Etat,  a connu  la domination  monarchique (et non  démocratique)  pour la plupart  de son histoire.  Il y a eu  des exceptions,  bien sûr :  la démocratie  athénienne,  Rome  jusqu’en 31 av. J.-C.,  les républiques  de Venise,  Florence  et Gênes  pendant  la Renaissance,  les cantons suisses  depuis 1291,  les Provinces Unies (des Pays-Bas)  de 1648 à 1673,  et l’Angleterre  sous Cromwell.

Cependant,  c’étaient là  des situations rares,  et aucune d’elles  ne ressemblait  si peu que ce soit  aux systèmes modernes  du type  un homme-une voix.  En fait,  eux aussi  étaient  éminemment élitistes.  A Athènes,  par exemple,  5 %  de la population  au plus  était électrice  et éligible  aux postes  de commandement.

Une fois  qu’un membre unique  de l’élite  naturelle  a réussi  à monopoliser  la fonction  de juge  et de pacificateur,  la justice  et la police du droit  deviennent  plus coûteux.  Alors  qu’ils étaient offerts  à titre gratuit,  ou en échange  d’un paiement volontaire,  ils sont  financés  par un impôt obligatoire.  En même temps,  la qualité  du Droit  se détériore.  Au lieu  de défendre  les anciens Droits  de propriété  privée,  et d’appliquer  des principes  de justice  universels  et immuables,  un juge monopoliste,  qui n’a plus [autant*]  à craindre  de perdre  des clients,  s’est mis  à manipuler  le droit pour son avantage  personnel.

Comment  faire accepter  ce saut  décisif  d’une monopolisation  du droit  par un monarque qui,  comme  on pouvait  s’y attendre,  a rendu  la justice  plus chère  et plus mauvaise ?  Les autres membres  de l’élite naturelle  allaient  certainement  s’opposer  à tout complot  de ce genre.

C’est pourquoi  ceux  qui allaient devenir  rois  se sont toujours  rangés  aux côtés  du “peuple”,  de l'”homme  du commun”.  En appelant  au sentiment,  toujours populaire,  de l’envie,  les rois  ont promis  au peuple  une justice  plus juste  et meilleur marché,  en échange  du fait  qu’ils imposaient — et abaissaient— plus scrupuleux  qu’eux-mêmes (les concurrents  du roi).

Par-dessus  le marché,  les rois  enrôlaient  la classe  intellectuelle.  On pourrait s’attendre  à ce que  la demande  pour les services  des intellectuels  s’accroisse  avec le niveau de vie.  Cependant,  la plupart  des gens  ont des préoccupations  plutôt matérielles  et terre-à-terre  et se soucient peu  des entreprises  intellectuelles.  Mis à part  l’Eglise,  les seules personnes  à demander  les services  des intellectuels  étaient des membres  de l’élite naturelle  —pour en faire  des précepteurs  pour leurs enfants,  des conseillers personnels,  secrétaires  ou bibliothécaires.

L’emploi,  pour les intellectuels,  était précaire  et la paie  habituellement maigre.  En outre,  alors que les membres  de l’élite naturelle  étaient rarement  eux-mêmes  des intellectuels  (c’est-à-dire  des gens  qui consacrent  leur temps  aux choses de l’esprit)  ils étaient  généralement  au moins  aussi intelligents,  de sorte que  leur admiration  pour les exploits  de leurs intellectuels  n’était  que modérée.

On ne saurait  donc  s’étonner  que les intellectuels,  qu’affecte  une image  fort gonflée  d’eux-mêmes,  finissent  par leur en vouloir.  Quelle injustice  que ces gens-là  —les élites  naturelles—  qui ont été  leurs élèves,  soient en fait  leurs maîtres  et vivent  dans l’opulence  alors qu’eux-mêmes  —les intellectuels—  étaient  relativement  pauvres  et dépendants.

Il n’est donc  pas surprenant  non plus  que les intellectuels  se soient laissés convaincre  par un roi  dans sa tentative  pour s’instituer  lui-même  monopoleur  de la justice.  En échange  de leurs rationalisations  idéologiques  du pouvoir  monarchique,  le roi  pouvait  leur offrir  non seulement  de meilleurs postes,  mais  des occasions  de faire payer  leur dédain  aux membres  de l’élite  naturelle.

Cependant,  l’amélioration  du sort  de la classe intellectuelle  ne fut  que modérée.  Sous la férule  du monarque,  demeurait  une distinction  fort nette  entre le gouvernant  (le roi)  et les gouvernés  (les sujets),  et lesdits sujets  savaient  qu’ils ne pourraient jamais  devenir  les maîtres.  Grâce à cela,  tout accroissement  du pouvoir royal  se heurtait  à une résistance  considérable,  non seulement  de la part  des élites naturelles,  mais aussi  de celle  des gens du commun.  De sorte  qu’il était  extrêmement difficile  au roi  d’accroître  les impôts,  et les perspectives  d’embauche  pour les intellectuels  demeuraient  fortement  limitées.

En outre,  une fois  confortablement  installé,  le roi  ne traitait pas  ses intellectuels  beaucoup mieux  que les élites naturelles.  Et comme  ledit roi  régnait  sur des territoires  bien plus vastes  que les élites naturelles  ne l’avaient  jamais fait,  tomber  dans sa disgrâce  était  d’autant plus dangereux,  ce qui rendait  la situation  des intellectuels  à certains égards  encore plus précaire.

Si on examine  les biographies  des plus grands intellectuels  —de Shakespeare  à Goethe,  de Descartes  à Locke,  de Marx  à Spencer—  celles-ci  présentent  à peu près  les mêmes traits.  Jusqu’au XIX° siècle  bien avancé,  leurs  travaux  étaient parrainés  par des mécènes privés,  membres de l’élite naturelle,  princes ou rois.  Encourant  tour à tour  la faveur  et la disgrâce  de leurs mécènes,   ils changeaient  souvent d’emploi  et étaient  géographiquement  fort mobiles.  Cela signifiait  souvent pour eux  l’insécurité financière,  mais contribuait  non seulement  à un cosmopolitisme  unique  des intellectuels  (comme l’indiquait  leur maîtrise  de nombreuses langues),  mais aussi  à une indépendance d’esprit  dont nous avons  perdu  l’habitude.

S’il se trouvait  qu’un protecteur,  un mécène,  ne les soutenait plus,  il s’en trouvait bien d’autres  tout disposés  à combler le manque.  Et c’est en fait  lorsque  la situation  du roi  et de l’Etat  était relativement faible,  et celle  des élites naturelles  demeurée  relativement forte,  que la vie  intellectuelle et culturelle fut la plus florissante  et que  l’indépendance  des intellectuels  fut la plus grande.  On en trouve  un bon exemple  dans l’Allemagne  du XIX° siècle,  où nombre  de principiules  se disputaient  leurs pouvoirs,  par opposition  à la forte  centralisation  de la France.

Il fallut attendre  l’avènement  de la démocratie  pour qu’un changement  fondamental  apparût  dans les rapports  entre l’Etat,  les élites naturelles  et les intellectuels.  C’étaient  la justice  hors de prix  et les perversions  de l’ancien Droit  par les rois  monopolisant  la fonction  de juge  et de pacificateur,  qui avaient engendré  l’opposition  historique  à la monarchie.  Mais  la confusion  dominait  les esprits.

Il y avait  des gens  qui comprenaient  que le problème  venait  du monopole,  et non  de l’existence  des élites  ni de la noblesse.  Mais  bien plus nombreux  étaient  ceux  qui voyaient  à tort  l’origine  du problème  dans le caractère  élitiste  du souverain,  et prônaient  de conserver  le monopole  de la loi  et de la police  du droit,  en se bornant  à remplacer le roi,  avec sa majesté  ostentatoire,  par le peuple  et la bonne tenue  présumée  de l’homme  ordinaire.  D’où  le succès  historique  de la démocratie.

Quelle ironie  de voir  que la monarchie  fut détruite  par les forces mêmes  que les rois  avaient d’abord  suscitées  et enrôlées  lorsqu’ils commencèrent  à interdire  aux autorités naturelles concurrentes  d’exercer  leurs fonctions  judiciaires :  la jalousie  de l’homme  du commun  à l’encontre  de ses supérieurs,  et le désir  des intellectuels  d’occuper  dans la société  la place  à laquelle  ils croyaient  avoir droit.

De sorte  qu’il apparaissait  logique  que les rois  fussent aussi  renversés,  et que  la politique égalitaire  fût poussée  jusqu’au bout  de son ultime implication :  le monopole  de la justice  exercé  par l’homme  du commun.  Ce qui,  pour les intellectuels,  signifiait exercé par eux,  en tant  que porte-parole  du peuple.

Comme  la plus élémentaire  théorie  économique  aurait pu  le prédire,  le passage  de la monarchie  au système  un homme-une voix  et le remplacement  du roi  par le peuple  ne fit  qu’empirer  les choses.  Le prix  de la justice  s’éleva  astronomiquement,  la qualité  de la loi  se dégradant  constamment.  Car  toute cette transformation  pouvait être  réduite à ceci :  un système  de propriété privée  de l’Etat  —monopole privé—  était remplacé  par un système  de propriété publique  de l’Etat —un monopole public.

Une foire d’empoigne  venait  d’être créée.  Tout le monde,  et non plus seulement  le roi,  avait désormais  formellement  le droit  de s’emparer  de la propriété privée  de tous les autres.  Les conséquences  en sont :  toujours plus  d’exploitation  par les hommes  de l’Etat (l’impôt) ;  la loi s’est détériorée  à tel point  que l’idée  d’un corps  de principes  universels  et immuables  a disparu,  pour être  remplacé  par l’idée  de la législation,  c’est-à-dire  de la loi  fabriquée,  par opposition  au droit découvert,  et “donné”  pour toujours ;  et  le taux social  de préférence  temporelle  s’est accru (on sacrifie  toujours davantage  l’avenir  au présent).

Un roi  possédait  un territoire,  qu’il pouvait  léguer  à son fils,  de sorte  qu’il se souciait  de préserver  sa valeur.  Un chef  démocratique  n’était  et n’est  qu’un gestionnaire  transitoire,  de sorte  qu’il s’efforce  d’accroître  au maximum  toutes sortes  de recettes courantes  de l’Etat  aux dépens  de la valeur  en capital.

En voici  quelques conséquences :  à l’ère  monarchique,  avant la Première guerre mondiale,  les dépenses  de l’Etat  comme proportion  du PNB  dépassaient rarement  5 %.  Depuis,  elles sont  généralement montées  à 50 %.  Avant  la Première guerre mondiale,  l’Etat  n’employait guère  que 3 %  de la main d’oeuvre  totale.  Aujourd’hui,  c’est entre 12 et 15 %.  L’ère  monarchique  était caractérisée  par une monnaie-marchandise (l’or),  et le pouvoir d’achat  de la monnaie  s’accroissait régulièrement.  A l’inverse,  l’ère démocratique  est celle  de la monnaie  de papier,  dont le pouvoir d’achat  a constamment décrû.

Les rois  s’endettaient toujours  tant et plus,  mais du moins,  en période de paix,  ils réduisaient généralement  la charge  de leur dette.  La démocratie  a poussé  l’endettement  de l’Etat,  en paix  comme en guerre,  à des niveaux  incroyables.  Au cours  de la période  monarchique,  les taux d’intérêt réels  étaient progressivement  tombés  à quelque chose  comme 2,5 %.  Puis, les taux d’intérêt réels  (taux nominaux  déduction faite  de l’inflation)  sont montés  à quelque 5%  —un retour aux taux  du XV° siècle.

Jusqu’à la fin  du XIX° siècle,  la législation  n’a pratiquement  pas existé.  Aujourd’hui,  en une seule année,  on impose  des dizaines de milliers  de textes législatifs  et réglementaires.  Les taux d’épargne baissent  alors  que les revenus  s’accroissent,  et tous les indicateurs  de la désintégration familiale  et de la délinquance  ne cessent  de monter.

Tandis que,  sous la férule démocratique,  l’Etat  prospérait  à l’extrême  et que,  depuis qu’ils avaient commencé  “à se gouverner  eux-mêmes”, le sort  des gens  se détériorait  considérablement, qu’est-il arrivé  aux élites  naturelles  et aux intellectuels ?  En ce qui concerne  les premières,  la démocratisation  a réussi  ce que les rois  n’avaient  qu’à peine  entamé :  la destruction  finale  de l’élite naturelle  et de la noblesse.  La fortune  des grandes familles  a été dispersée  par des impôts confiscatoires,  au cours  de la vie  et à l’occasion  de la mort.  Les traditions  d’indépendance économique,  de vision  à long terme,  d’exemple moral  et spirituel  que l’on trouvait  dans ces familles  ont été perdues  et oubliées.

Il existe  des hommes riches  aujourd’hui,  mais ils doivent souvent  leur fortune,  directement  ou indirectement,  aux hommes de l’Etat.  De sorte  qu’ils sont souvent  encore plus dépendants  de la perpétuation  des faveurs  de l’Etat  que ne le sont  bien des gens  de moindre fortune.  Ce qui les caractérise  est  de n’être plus  les chefs  de familles  établies  de longue date,  mais des nouveaux riches.  Leur conduite  ne se caractérise  ni par la vertu,  ni par la sagesse,  ni la dignité ni le goût, mais reflète  la culture  prolétarienne  de masse,  où la préférence  pour l’immédiat  voisine  avec l’opportunisme  et l’hédonisme,  que les gens  riches et célèbres  partagent  désormais  avec  tous les autres.  De sorte que  —et c’est heureux—  leurs opinions  n’ont pas  plus de poids  dans l’esprit  du public  que celles  de la plupart  des autres.

La démocratie  a réalisé  ce dont Keynes  ne faisait que rêver :  l'”euthanasie  de la classe  des rentiers”.  L’affirmation  keynésienne  suivant laquelle  “dans le long terme,  nous sommes tous morts”,  exprime parfaitement  l’esprit démocratique  de notre époque :  l’hédonisme  de l’immédiat.  Alors  qu’il est pervers  de ne pas penser  au-delà  de sa propre existence,  c’est un mode  de pensée  qui est devenu  le plus courant.  Au lieu  d’anoblir  les prolétaires,  la démocratie  a prolétarisé  les élites.  Elle a aussi  perverti  la pensée  et le jugement  des masses.

Cependant,  alors que  l’on détruisait  les élites naturelles,  les intellectuels  se faisaient  une situation  de plus en plus brillante  et influente  dans la société.  En fait,  dans une large mesure, ils ont atteint leur but,  pour devenir  la classe dirigeante.

Il n’y a  pratiquement  plus d’économistes,  de philosophes,  d’historiens,  ou de théoriciens sociaux  de quelque valeur  qui soient employés  à titre privé  par des membres  de l’élite naturelle.  Les quelques-uns  qui lui restent,  et qui auraient pu  acheter  leurs services,  ne peuvent plus financièrement  se les payer.  Au contraire,  les intellectuels  sont désormais  presque tous fonctionnaires,  même  s’ils travaillent  pour des institutions  ou des fondations  officiellement privées. Presque  complètement protégés  des aléas  de la demande  (“titularisés”),  leur nombre  s’est spectaculairement accru  et leurs émoluments  dépassent  en moyenne  de beaucoup  leur véritable  valeur marchande.  En même temps,  la qualité  de la production  intellectuelle  a constamment  baissé.

Certes,  il existe encore  des esprits supérieurs  et de grandes  réussites intellectuelles.  Mais il est  de plus en plus difficile  d’identifier  les quelques  pierres précieuses  dans cette sentine  débordante  de pollution intellectuelle.  Jetez  un coup d’oeil  aux revues  de prétendue excellence  en économie, philosophie,  sociologie  ou en histoire.  Préparez-vous  à être choqué  —ou à vous marrer  suivant votre tempérament.

Ce que vous  y trouverez  est principalement  de la non-pertinence  et de l’inintelligibilité.  Bien pire,  dans la mesure  où la production intellectuelle  actuelle  serait  si peu que ce soit  applicable  et compréhensible,  elle est  vicieusement étatiste.  Il y a  des exceptions ;  mais  dans la mesure où  pratiquement  tous les intellectuels  sont employés  dans les multiples  ramifications  de l’Etat,  alors on  ne devrait guère  être surpris  que la plupart  de leur production surabondante, par action ou par omission,  soit  de la pure  propagande  étatiste.

Permettez-moi  d’illustrer  ce phénomène  par un coup d’oeil  sur ce qu’on appelle  l’Ecole de Chicago :  Milton Friedman,  ses prédécesseurs,  et sa suite.  Dans les années  1930  et 1940,  on tenait  encore  l’Ecole de Chicago  pour gauchisante,  et à juste titre,  dans la mesure où Friedman,  par exemple,  était partisan d’une banque centrale  et d’une monnaie  de papier  contre l’étalon-or.  Il embrassait  d’enthousiasme  le principe  de l’Etat-providence  avec sa proposition  d’un revenu minimum garanti  (d’un impôt  négatif  sur le revenu),  garantie  dont il ne pouvait donner  la borne supérieure.  Il prônait  un impôt  progressif  sur le revenu  dans un but explicitement  égalitaire  (et il a personnellement contribué  à mettre en oeuvre  la retenue  à la source).  Friedman  prenait à son compte  l’idée  suivant laquelle  les hommes  de l’Etat  devraient  lever  des impôts  pour financer  la production  de tous les biens  qui avaient  un effet  de voisinage favorable,  ou dont  il pensait  qu’ils auraient  un tel effet.  Ce qui implique,  bien sûr,  qu’il n’y a rien  que les hommes  de l’Etat  ne puissent  financer  par l’impôt.

Par-dessus le marché,  Friedman  et sa suite  étaient partisans  de la plus insignifiante  de toutes les philosophies  superficielles :  le relativisme moral  et épistémologique.  A les en croire,  il n’existerait  aucune vérité  morale  absolue,  et nos connaissances  factuelles,  empiriques,  ne seraient,  au mieux,  qu’hypothétiquement exactes.  Mais jamais,  bien entendu,  ils ne seraient allés  jusqu’à douter  que l’Etat démocratique  nous soit  nécessaire.

Aujourd’hui,  un demi-siècle  plus tard,  L’école de Chicago-Friedman,  sans avoir  pour l’essentiel  modifié  une quelconque  de ses positions,  passe pour être  de droite  et libérale.  En fait,  cette école définit  la frontière  de l’opinion respectable  dans le sens  de la Droite,  que seuls franchissent  les “extrémistes”.  Vous pouvez  mesurer  quel changement  les fonctionnaires  ont amené  dans l’opinion publique.

Ou alors,  vous pouvez  juger  de cet indicateur-là :  on appelle ça  une “révolution”  lorsque  Newt Gingrich,  Président  de la Chambre  des Représentants,  approuve  le New Deal  et la retraite  par répartition,  et fait l’éloge  de la révolution  des “droits civiques”,  c’est-à-dire  du racisme  et du sexisme  institutionnels  anti-Blancs* et de l’intégration forcée  qui sont responsables  d’une destruction  presque complète  des Droits de propriété privée,  et de l’affaiblissement  de la liberté des contrats,  et de la liberté  de s’associer  et de ne pas s’associer.

Quelle sorte  de “révolution”  avons-nous  lorsque les révolutionnaires  acceptent  d’enthousiasme  les prémisses étatistes  et les causes  du désastre actuel ?  A l’évidence,  on ne peut  appeler ça  une “révolution”  que dans un milieu  intellectuel  étatiste  jusqu’à la moelle.

La situation  paraît  désespérée,  mais elle ne l’est pas.  Tout d’abord,  il faut reconnaître  que ça  ne peut pas  durer indéfiniment.  L’ère  démocratique  ne saurait être  appelée  la “fin de l’histoire”,  comme voudraient  nous le faire croire  les “néo-conservateurs” :  car il existe aussi  un aspect économique  à ce processus.

Les interventions  sur le marché  aggraveront  toujours  forcément  les problèmes  qu’elles sont censées résoudre,  ce qui conduit  à toujours plus  d’ingérences  et de réglementations,  jusqu’au point où  nous en serons  arrivés  au socialisme pur.  Si la tendance actuelle  se prolonge,  on peut prédire  avec certitude  que l’Etat-providence  démocratique  occidental  s’effondrera  comme les “républiques populaires”  de l’Est  à la fin  des années 1980.

Cela fait  des décennies  que les revenus réels  stagnent  ou bien déclinent  en Occident. L’endettement public  et la charge  des systèmes d'”assurance”  sociale  introduisent  la perspective  d’une implosion  économique.  En même temps,  les conflits sociaux  se sont multipliés  à des niveaux dangereux.

Il est possible  que l’on doive attendre  une dégringolade  économique  pour que s’inverse  la tendance actuelle  à l’étatisme.  Cependant,  même  dans ce cas  catastrophique,  on a besoin  d’une autre solution.  L’effondrement  n’impliquerait pas  forcément  un retrait  de l’Etat.  Les choses pourraient aller  encore plus mal.

En fait  l’histoire récente  de l’Occident  ne présente  que deux cas  sans ambiguïté  où les pouvoirs  de l’Etat central  ont été  effectivement réduits,  même si  c’est seulement  pour un temps,  à la suite  d’une catastrophe :  en Allemagne de l’Ouest  après  la seconde Guerre mondiale  grâce à Ludwig Erhard,  et au Chili  sous le Général  Pinochet.  Ce qui est nécessaire,  en plus d’une crise,  ce sont  les idées  —les bonnes—  et des gens  capables  de les comprendre  et de les mettre en oeuvre  une fois  que l’occasion  se présente.

Cependant,  si le cours  de l’histoire  n’est pas inéluctable,  et il  ne l’est pas,  alors  une catastrophe n’est  ni nécessaire  ni inévitable.  Le cours  de l’histoire  est finalement  déterminé  par les idées,  justes ou fausses,  et par les hommes  qui agissent  à partir  de ces idées  vraies ou fausses  qui les inspirent.

C’est seulement  si ce sont  les idées fausses  qui dominent  que la catastrophe  est inévitable.  En revanche,  une fois  que l’on adopte  des idées justes  et que celles-ci  l’emportent  dans l’opinion publique  —et les idées  peuvent,  en principe,  changer  presque instantanément—  aucune  catastrophe  n’a besoin  d’arriver.

Ceci m’amène  à traiter  le rôle  que les intellectuels  doivent jouer  dans le changement radical,  fondamental  et nécessaire  dans l’opinion publique  et au rôle  que les membres  des élites naturelles,  ou  ce qui peut  en rester,  devront  aussi  y jouer.  Les exigences  sont élevées  de part et d’autre,  et cependant,  aussi élevées  soient-elles,  il faudra  qu’ils les acceptent  comme leur devoir  naturel  si nous voulons  éviter  une catastrophe  ou pour nous en sortir  avec succès.

Même si  la plupart  des intellectuels  ont été  corrompus,  et sont  largement  responsables  des turpitudes  actuelles,  il est  impossible  de faire  une révolution  idéologique  sans eux.  Le règne  des intellectuels  “publics”  ne peut être brisé  que par des intellectuels  anti-intellectuels.  Heureusement,  les idées  de la liberté  personnelle,  de la propriété privée,  de la liberté  des contrats  et d’association,  de la responsabilité  personnelle  et civile,  du pouvoir  étatique  comme  l’ennemi principal  de la liberté  et de la propriété,  ces idées  ne disparaîtront pas  aussi longtemps  qu’existera  la race humaine,  simplement  parce qu’elles sont vraies,  et que la vérité  se défend d’elle-même.  En outre,  on ne fera pas  disparaître  les idées  des penseurs  du passé,  qui ont exprimé  ces idées-là.

Il n’en est  pas moins  tout aussi nécessaire  qu’il y ait  des penseurs  vivants  pour lire  de tels livres,  et pour rappeler,  réaffirmer,  réappliquer,  affiner  et proposer  ces idées,  et qui sont capables  et désireux  de leur donner  une expression  personnelle ;  qui s’opposent  ouvertement  à leurs collègues  intellectuels,  qui les attaquent  et les réfutent.

De ces deux exigences :  la compétence  intellectuelle  et le caractère,  c’est la seconde  qui est la plus importante,  particulièrement  aujourd’hui.  D’un point de vue  purement intellectuel,  les choses  sont relativement simples.  La plupart  des arguments  étatistes  que nous entendons  aujourd’hui  à temps  et à contretemps  sont faciles  à réfuter  comme autant  d’absurdités  économiques  et morales. En fait,  plus je rencontre  de ces “grands penseurs”  au cours  de mon existence,  et plus je  m’étonne  de voir  quels poids plume intellectuels  ces gens  sont  en réalité.

Il n’est pas rare  non plus  de rencontrer  des intellectuels  qui ne croient pas  en privé  ce qu’ils affirment  à grand fracas  en public.  Ils ne font pas  que se tromper.  Ils disent,  ils écrivent délibérément  des choses  qu’ils savent  être fausses.  Ce n’est pas  l’intelligence  qui leur fait défaut ;  c’est la morale.  Ceci implique  à son tour  qu’il faut  se préparer  à combattre  non seulement  l’erreur mais le mal  —et cela,  c’est une tâche  bien plus difficile  et intimidante.  En plus  d’en savoir davantage,  il faut  être courageux.

Quand on est  un intellectuel  anti-intellectuel,  il faut s’attendre  à ce qu’on offre  de vous acheter  —et c’est extraordinaire  de voir  avec quelle facilité  il est possible  de corrompre  certaines personnes :  quelques centaines  de dollars,  un beau voyage,  une photo  prise  avec les riches  et les puissants,  tout cela  ne suffit  que trop souvent  pour amener  les gens  à se vendre.  Il faudra  rejeter ces  méprisables  tentations.

En outre,  quand  on combat  le mal,  on doit  être disposé  à accepter  le fait  qu’on n’atteindra  probablement jamais  la “réussite”.  Il n’y a pas  de richesses  à gagner,  pas d’avancement foudroyant,  pas de prestige  professionnel.  En réalité,  la célébrité  intellectuelle  doit être tenue  dans le plus grand soupçon.

En fait,  on ne doit  pas seulement  accepter  le fait  qu’on sera  marginalisé  par l’establishment universitaire ;  il faudra  accepter l’idée  que vos collègues  essaieront  de vous couler  par tous les moyens.

Regardez  seulement  Ludwig von Mises  et Murray Rothbard :  les deux  économistes  et philosophes  de la société  les plus grands  du XX° siècle.  Ils étaient  tous deux  fondamentalement inacceptables  et inemployables  par l’establishment universitaire.  Et cependant,  tout au cours  de leur vie,  ils n’ont jamais  reculé  d’un pouce.  Ils n’ont jamais  perdu  leur dignité  ni succombé  au pessimisme.  Bien au contraire,  face  à une adversité  constante,  ils sont demeurés  intrépides  et joyeux,  travaillant  à un niveau  ahurissant  de productivité.  Ils se contentaient  d’être dévoués  à la vérité,  et à rien d’autre  qu’à la vérité.

C’est ici  que ce qui reste  des élites naturelles  entre en jeu.  En dépit  de tous les obstacles,  il fut possible  à Mises  et à Rothbard  de se faire entendre.  Ils n’étaient pas  condamnés  au silence.  Ils enseignaient  et publiaient  quand même.  Ils tenaient  quand même  des discours publics  et leurs idées,  leur clairvoyance  étaient  la nourriture morale  de nombreuses personnes.

Cela  n’aurait  pas  été  possible  sans l’aide  d’autrui.  Mises avait  Lawrence Fertig  et le William Volker Fund,  qui payaient  son salaire  à New York University,  et Rothbard  avait  le Mises Institute, qui lui donnait assistance,  l’aidait  à publier  et à promouvoir  ses livres,  et fournissait  le cadre institutionnel  qui lui permettait  de dire  et d’écrire  ce qu’il était nécessaire  de faire savoir,  et qu’il n’est plus possible  de propager  au sein  du milieu universitaire  ou des média officiels,  étatistes,  de l’establishment.

Au temps  où l’esprit  de l’égalitarisme  n’avait  pas encore  détruit  la plupart  des gens indépendants  par la fortune  et par l’esprit,  ce devoir  de soutenir  les intellectuels impopulaires  était assumé  par des particuliers.  Mais qui,  de nos jours,  peut se permettre  à lui tout seul  d’employer  un intellectuel  à titre privé,  en tant  que secrétaire  personnel,  conseiller  ou précepteur  de ses enfants ?  Et ceux  qui en ont  les moyens  sont,  plus souvent  qu’à leur tour,  profondément compromis  dans le concubinage  toujours plus pervers  entre les hommes  de l’Etat  totalitaire  et la haute finance,  et ils font  la promotion  de ces mêmes crétins  intellectuels  qui dominent  l’Université. Pensez seulement  à Rockefeller  et à Kissinger,  par exemple.

De sorte que  le devoir  de soutenir  et de maintenir en vie  les grandes vérités  de la propriété privée,  de la liberté  des contrats,  de la liberté  de s’associer  (et de se dissocier)  et de la responsabilité  personnelle,  le soin  de combattre  les erreurs,  les mensonges  et la perversion  de l’étatisme,  du relativisme,  de la corruption morale  et de l’irresponsabilité,  ne peuvent  désormais  être assumés  que collectivement,  en mettant  en commun  les ressources  et en soutenant  des organisations  telles que  le Mises Institute,  association  indépendante  de promotion  des idées,  consacrée  aux valeurs  qui sous-tendent  la civilisation  occidentale,  sans compromis  et fort éloignée,  aussi bien  intellectuellement  que physiquement,  des corridors du pouvoir.  Le Mises Institute n’est  rien de moins  qu’un îlot  de rigueur  intellectuelle  et morale  dans un océan  de perversion.

Certes,  l’obligation première  de tout homme honnête  existe  envers lui-même  et sa famille.  Il  doit gagner  le plus d’argent  possible  —sur le marché libre,  c’est-à-dire  par des moyens  honnêtes—  car  dans ce cas,  plus  il aura  “fait”  d’argent,  et plus  il aura rendu  de services  à son prochain.

Mais  ça ne suffit pas.  Un intellectuel  doit servir  la vérité,  que cela paie  ou non  à court terme. De même,  l’élite  naturelle  a des obligations  qui s’étendent  bien au-delà  d’eux-mêmes  et de leur famille.

Plus ses membres  réussissent  financièrement  ou professionnellement,  plus  leur succès  est reconnu,  et plus  il est important  qu’ils donnent l’exemple :  qu’ils s’efforcent  de se conformer  aux exigences  les plus hautes  de la conduite morale.  Cela implique  qu’ils acceptent  comme un devoir  —noblesse oblige—  de soutenir  ouvertement,  fièrement  et aussi  généreusement  qu’ils le peuvent  les valeurs qu’ils reconnaissent comme justes et bonnes.

En retour  ils reçoivent  l’inspiration,  la nourriture,  la force  intellectuelle,  sachant  en outre  que leur nom  vivra  à jamais  comme celui  de personnages  hors du commun  qui se sont  élevés  au-dessus  de la masse  pour offrir  une contribution  durable  à l’humanité.  Avec  le soutien  de l’élite naturelle,  le Mises Institute peut être  un organisme  puissant,  un modèle  pour la restauration  d’un enseignement authentique,  une quasi-université  pour l’enseignement  et l’excellence,  à laquelle  vous pourriez  confier  vos enfants,  et auprès  de laquelle  vous pourriez  embaucher  vos collaborateurs.

Même si  nous n’assistons pas  au triomphe  de nos idées  au cours  de notre vie,   nous saurons,  et serons  éternellement  fiers  de savoir  que nous leur avons  tout donné,  et que  nous avons fait  ce qu’il était  du devoir de toute personne honnête  de faire.



* Titre original : “Natural Elites, the Intellectuals and the State“, discours prononcé à San Francisco, Californie pour le Supporters’ Summit de 1995 du Ludwig von Mises Institute.

Hans-Hermann Hoppe est Professeur d’Economie à l’Université du Nevada à Las Vegas, Senior Fellow du Ludwig von Mises Institute et Rédacteur en chef adjoint de la Review of Austrian Economics. Il a reçu son doctorat en Philosophie et son Diplôme post-doctoral de la Göthe Universität de Francfort. Il est l’auteur, entre autres, de Anarchie, Eigentum und Staat, A Theory of Socialism and Capitalism et de The Economics and Ethics of Private Property.

Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama 36849-5301.

Tél. 19-1-334-2500 Fax : 19-1-334-2583. e-mail : lvmises@mail.auburn.edu

** J’ajoute cette précision, l’élimination de la concurrence par la violence monopolistique étant toujours partielle. La concurrence entre les systèmes politiques demeure le garde-fou essentiel contre les abus des hommes de l’Etat ; mais plus l’Etat est étendu, et plus il peut abuser de son pouvoir (cf. H. H. Hoppe : “Against Centralisation”, Salisbury Review, juin 1993, pp. 26-28, en allemand sous le titre “Wirtschaftliche Kooperation statt politische Zentralisation” dans la Schweitzer Monatshefte de mai 1993, pp. 365-371) [F. G.].

*** N’ayant aucune raison de reprendre à mon compte les euphémismes sournois des hommes de l’Etat démocrate-social, je traduis “affirmative action” par “racisme et sexisme institutionnels anti-Blancs”, parce que c’est de cela qu’il s’agit [F. G.]